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Romans soutient José Bové
25 janvier 2007

A quoi sert l’extrême gauche ? Débat entre Michel Onfray et Philippe Raynaud

Article publié dans le Nouvel Obs le jeudi 25 janvier 2007

A quoi sert l’extrême gauche ?
par Michel Onfray [1] et Philippe Raynaud [2] .

Philippe Raynaud : -Comment désigner cette mouvance ? Extrême gauche, gauche de la gauche, gauche altermondialiste ou gauche radicale ? J’ai choisi de l’appeler « extrême gauche plurielle ». Extrême gauche plutôt que gauche radicale, parce que les questions de gauche et de droite sont essentiellement relatives et que ce qui est à la gauche de la gauche est géométriquement à l’extrême gauche, à condition bien entendu de ne pas considérer que le terme d’extrême gauche doit être réservé aux partis qui préparent une insurrection contre l’Etat. Ce qui me paraît distinguer l’extrême gauche du reste de la gauche, c’est le fait que, pour l’instant, elle n’est pas engagée dans des stratégies de composition de majorité gouvernementale. Elle est jusqu’à un certain point hors système, et c’est pour cela que le Parti communiste occupe une position particulière. Il est en quelque sorte la glande pinéale qui réunit la gauche classique et la nouvelle gauche de la gauche. J’ajoute « plurielle » à extrême gauche par allusion à la « gauche plurielle » de Lionel Jospin, parce que celle-ci reposait sur l’idée que la diversité pouvait produire de la force ; ce qui a été vrai jusqu’à un certain point pendant le gouvernement Jospin et a finalement échoué aux élections.

Michel Onfray : - Le titre de votre livre, assezgénial, désigne des composantes différentes d’une même chose. C’est sa pluralité qui fait son incapacité à être gouvernementale. Mais elle pourrait le devenir s’il existait un jour l’équivalent d’un François Mitterrand capable de faire une union des gauches de gauche sur une base opposée à la ligne libérale du Parti socialiste qui est devenu uneespèce de gauche de droite. La gauche altermondialiste est une composante qui recycle les thèmes antinucléaires, anti-OGM, anti-nano-technologies, bref les combats antimodernité au sens large. Il existe aussi une gauche communiste néomarxiste. Puis l’extrême gauche, avec la formule trotskiste intégriste de Lutte ouvrière ou mouvementiste de la LCR. Enfin une sensibilité hors cadres, hors partis, une gauche libertaire ou libre, la mienne, qui, hors appareil, se soucie du peuple, du prolétariat, de la justice sociale. Toutes entrent sous la rubrique « gauche antilibérale ». Certes, droite et gauche, c’est une convention, mais qui signifie pourtant deux conceptions du monde toujours valables et antinomiques. Il existe une ligne de partage claire entre une droite libérale et une droite qui ne l’est pas, puis entre une gauche libérale et une gauche qui ne l’est pas. Ce qui fait d’ailleurs que parfois, sur des positions antilibérales, on retrouve réunis l’extrême droite et l’extrême gauche : guerre du Golfe, Irak, sionisme, Europe... L’extrême gauche plurielle est un vrai concept, très opératoire. Il manque quelqu’un capable de lier cette pluralité. Il y eut Mitterrand en son temps et pour son camp. Et c’était quand même nettement plus difficile de faire l’union de la gauche avec le Parti communiste stalinien de Georges Marchais et un pharmacien radical de sous-préfecture ! C’était beaucoup plus ardu que de fédérer une extrême gauche plurielle qui dispose d’un point commun, l’antilibéralisme. Par ailleurs, cetteextrême gauche plurielle confond capitalisme et libéralisme. Or le capitalisme est un mode de production des richesses par la propriété privée et le libéralisme, une modalité de leur répartition par le marché libre. On peut donc être, ce qui est mon cas, antilibéral et défenseur du capitalisme.

Ph. Raynaud : - Je partage en partie votre analyse, sauf peut-être sur un point : la comparaison avec l’union de la gauche telle que l’avait faite Mitterrand. Je ne suis pas sûr qu’il ait été si difficile de faire alliance avec le Parti communiste, parti très discipliné désireux de jouer un jeu gouvernemental. L’essentiel pour Mitterrand était de prendre un certain nombre de précautions pour éviter qu’il n’occupe trop de place dans la société française. Mitterrand est arrivé au pouvoir au moment du déclin du Parti communiste et grâce à ce déclin. C’est parce que le PCF n’a cessé de perdre des voix entre 1975 et 1981 qu’une grande partie de l’électorat modéréa fini par voter Mitterrand en 1981.Il était plus simple de faire alliance avec ce bloc homogène qu’avec cette poussière de groupes hétérogènes et divisés qui refusent la logique gouvernementale.

M. Onfray : - Je défends la Constitution de 1958. Je suis gaullien, « gaullo-gauchiste » aurait dit Maurice Clavel ! Le Clavel de Mai-68 me plaît bien. Je ne suis pas pour laVIe République ni pour un changement de Constitution. Je pense que la présidentielle, c’est, de fait, la rencontre d’un homme et d’un peuple. Aujourd’hui, c’est devenu une affaire de partis politiques et d’états-majors. A cause d’une espèce de pudeur libertaire du « je voudrais bien le pouvoir, mais j’aimerais qu’on me le donne sans faire ce qu’il faut pour l’avoir », certains n’y sont pas allés, et l’union ne s’est pas faite. L’extrême gauche manque d’une figure en phase avec le peuple par l’incapacité de tel ou tel à proposer clairement la cristallisation. Derrida aurait pu être cette figure sur le terrain de l’intellectuel de gauche en phase avec le peuple. Bourdieu a failli l’être, mais sa mort a stoppé net cette aventure. Nous manquons du désir politique qui a rendu possible le Sartre de Billancourt ou le Foucault de Fresnes. Le gauchisme de certains intellectuels dont votre livre fait l’inventaire est souvent un gauchisme de bibliothèque, d’Ecole normale supérieure ou d’université.

Ph. Raynaud : - J’ai un peu de peine à suivre votre raisonnement sur la comparaison entre système politique et système intellectuel. Sur le système politique, nous n’avons peut-être pas la même appréciation de la Ve République, mais je suis d’accord pour dire (d’une manière qui ne plaira pas forcément à la gauche) qu’il y a une logique boulangiste de la Ve République, qui est très puissante, que les partis aujourd’hui ont oubliée ou sous-estimée, mais qui a été captée pour l’instant par Ségolène Royal qui a fait le geste que vous souhaitez en disant : « Je me présente. Qui m’aime me suive. » Sa candidature a certes été validée par le parti, mais elle s’est quand même imposée au départ grâce aux médias. Son appel direct au peuple s’est combiné à sa référence à la démocratie participative (dont l’esprit est assez peu gaullien, je vous l’accorderai) et, de ce fait, la possibilité plébiscitaire était déjà préemptée par la gauche dite libérale ou modérée. Le scénario dont vous parlez, à mon sens, aurait été très plausible après le référendum européen. C’est le moment d’ailleurs où Marie-George Buffet a été saisie par la grâce en proposant Bové comme candidat unitaire, ce qui était un pari très audacieux. Quelqu’un comme Bové aurait certainement pu jouer un rôle fédérateur. Mais dans le champ « intellectuel » il me semble que la situation est différente. Quelqu’un comme Christophe Aguiton d’Attac, SUD et LCR dit qu’à l’époque de la mondialisation libérale il faut trouver un équivalent organisationnel et culturel de la critique du capitalisme, réformiste ou révolutionnaire. Je crois que ces mouvements d’extrême gauche sont profondément des enfants de ce qu’ils dénoncent, c’est-à-dire les enfants du capitalisme libéral des années 1980. Par leur côté postcorporatiste, postnational, par l’importance qu’a pris le thème des droits de l’homme, par le retour de la culture de la décentralisation, de la base, etc., on a quelque chose de profondément fédérateur. Ce sont des antilibéraux qui sont jusqu’à un certain point fils du libéralisme. Mais d’un autre côté on a aussi la permanence des organisations trotskistes qui, elles, obéissent à une temporalité différente, et restent fondamentalement des organisations bolcheviques dans leur culture et leur mode de pensée. Avec cependant pour la LCR une capacité à s’investir dans les différents mouvements de la société civile qui l’a toujours distinguée des autres courants et qui la rend beaucoup plus adaptée. Mais on a très bien vu, à l’occasion des négociations sur les éventuelles candidatures, qu’elle n’était pas prête à se fondre dans cette mouvance plurielle.

M. Onfray : - Je reviens à cette idée que ce qui fédère cette diversité, c’est l’antilibéralisme. Si le libéralisme se définit comme le marché faisant la loi, il y a effectivement un antilibéralisme assez majoritaire en France. La plupart des gens considèrent que l’argent et le marché ne doivent pas faire la loi à l’école, à l’hôpital, dans les entreprises qui délocalisent, maltraitent les gens, les paient peu ou ne leur donnent pas de contrats de travail dignes de ce nom. Il existe en même temps un besoin de refonder la République. Ce n’est pas parce qu’elle a commis des fautes qu’il faut en finir avec elle. Au contraire, examinons les ratés du modèle intégrationniste : on aime bien les Noirs pourvu qu’ils soient blancs, on aime bien les femmes pourvuqu’elles soient hommes, on aime bien les homosexuels pourvu qu’ils soient hétérosexuels, alors, dans ces cas, ils gagnent leur place dans la République ! Analysons tout cela pour en faire l’histoire, mais sûrement pas dans la logique de repentance actuelle qui invite à détester l’histoire de France. Redéfinissons la République sur une base claire : comment refaire du lien social, revivre ensemble, refabriquer des communautés sans détruire les diversités ?

Ph. Raynaud : - Ce qui définit l’extrême gauche, c’est le fait qu’elle tient inconditionnellement dans ce discours antilibéral, qui innerve toute la société française. Je crois que son effet, c’est d’innerver et d’énerver la culture politique française dans un sens qui a selon moi plus d’inconvénients que d’avantages, car il empêche les Français de voir un certain nombre de réalités en face. D’un côté, il y a le thème républicain dont vous avez parlé, de l’autre le combat en faveur de toutes les minorités. Avec des contradictions telles qu’on entre dans la zone d’incertitude qui rend toute politique radicale très difficile.

M. Onfray : - Un nouveau paysage politique s’est manifesté dans les luttes avec les « sans » - sans-domicile fixe, sans-papiers, sans-travail... On voit émerger ce que j’appellerai une gauche deleuzienne. Ces vingt dernières années, l’Etat-nation qui était fort, puissant, s’est dilué dans l’Europe libérale. Nous sommes passés à une époque où l’hypothèse d’un fascisme casqué, botté, n’est plus pensable. Voyons plutôt du côté des microfascismes. Il y a des microfascismes en prison ; dans le fait de ne pas avoir un logement ; de ne pas avoir de travail ou de n’avoir aucune certitude de le conserver parce que la précarité fait la loi. Face à ces microfascismes, produisons des microrésistances. Et dans ces luttes, les partis classiques, comme la LCR, sont à la remorque et non à l’initiative. On l’a bien vu avec le combat des Enfants de Don Quichotte. Voilà une microrésistance de ce que j’appelle une gauche deleuzienne à des microfascismes. Le mouvement social va plus vite que les vieilles logiques d’appareil. Dans les microrévolutions que sont ces microrésistances développées autour des sans-papiers, des sans-logement, le pragmatisme prend la place de l’idéologie. Jadis, l’idéologie dominait : la révolution allait résoudre tous les problèmes de sexisme, de racisme, de pauvreté... Ça, c’est vraiment l’arrière-garde, le logiciel des années Trotski. Les microrésistances qui émergent aujourd’hui sont à fédérer bien sûr. Elles débordent les partis, les états-majors, les permanents, la secte. Elles font vraiment de la politique sur le terrain. Et tant mieux... C’est l’émergence d’une gauche antilibérale d’en bas contre la gauche antilibérale d’en haut ! Je suis de gauche sans être communiste, marxiste, trotskiste, ni d’extrême gauche, mais hors appareil, du côté de la base méfiante des états-majors. C’est mon tropisme libertaire... Je viens de la plèbe, et j’en conserve le tempérament. Or il manque une parole plébéienne là où les patriciens triomphent. Voilà pourquoi, contre partis et syndicats officiels, je soutiens les coordinations parce qu’elles sont vivantes. Elles font leur travail, puis disparaissent.

Ph. Raynaud : - D’accord avec vous pour dire que tout ne dépend pas des partis. Mais les partis existent, et il faut comprendre pourquoi les logiques d’appareil l’ont emporté dans cette affaire. Pour ma part, j’ai toujours pensé qu’il n’y aurait pas de candidature unique de la gauche radicale. Pour la raison précise qui était que la LCR, au dernier moment, ne jouerait pas le jeu ; parce que jouer le jeu de cette candidature risquait justement de l’amener à poser effectivement la question de la nature de son organisation « d’avant-garderévolutionnaire ». Je dirais que, paradoxalement, si la LCR avait été un groupe bolchevique solide et bien structuré, elle aurait pu jouer ce jeu en gardant son autonomie organisationnelle, parce qu’elle n’aurait pas risqué de se dissoudre. Là, le risque est trop grand. D’autre part, il y a une deuxième raison pour laquelle la candidature n’a pas marché : c’est tout simplement le jeu du Parti communiste. Je crois que les communistes purs et durs attachés au modèle du passé n’avaient aucune envie d’aller soutenir une candidature altermondialiste qui leur paraissait un truc bâtard peu digne du credo communiste. Le seul à mon sens qui avait la capacité plébiscitaire, c’était José Bové. Parce qu’il est bon orateur, qu’il joue d’une espèce d’idéologie déstructurée et possède un capital d’autorité et de notoriété.

M. Onfray : - Est-on dans l’éthique de conviction ou de responsabilité ? La révolution est peut-être pour demain, j’en doute, mais en attendant que fait-on aujourd’hui dans le réel ? L’alternative n’est pas entre social-réformisme ou révolution. Il serait bon que les réformistes gauchisent un peu leur discours et que les révolutionnaires responsabilisent le leur, afin de faire ce qui est faisable et d’arrêter de défendre l’infaisable et l’indéfendable - le paradis sur terre.... L’extrême gauche officielle n’a pas le souci du réel, la gauche libérale n’a pas le souci de l’idéal.

Ph. Raynaud : - Certes, mais si l’extrême gauche avait le souci du réel, la satisfaction narcissique qu’on a à en faire partie serait moindre. D’autre part, quand la gauche radicale participe aux affaires dans des conditions à peu près plausibles, elle se rallie peu ou prou à un certain nombre de solutions qu’on appelle libérales, comme on le voit dans le Brésil de Lula. Le problème de l’extrême gauche aujourd’hui, c’est que sa politique de la rupture s’appuie essentiellement dans le désir de pérenniser ce qui existe.La formule du conservatisme intelligent est celle de Lampedusa : « Il faut que tout change pour que rien ne change. » La formule de la révolution aujourd’hui est : « Il faut que rien ne change pour que tout change. »

Gilles Anquetil, François Armanet, Le Nouvel Observateur.

Source : Nouvel Obs - Jeudi 25 janvier 2007

Notes

[1] Michel Onfray est philosophe et fondateur de l’Université populaire de Caen. Il a publié de très nombreux ouvrages et propose une théorie de l’hédonisme dont « le Ventre des philosophes », « la Sculpture de soi » (prix Médicis), « Politique du rebelle ». Son « Traité d’athéologie » et sa « Contre-Histoire de la philosophie » publiés chez Grasset ont remporté un grand succès.

[2] Philippe Raynaud est philosophe, professeur de science politique à l’université de Paris-II et membre de l’Institut universitaire de France. Il est notamment l’auteur de « Max Weber et les dilemmes de la raison moderne » (PUF). Il vient de publier « l’Extrême Gauche plurielle. Entre démocratie radicale et révolution » aux Editions Autrement.


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